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Siro Ferrone

La méthode de composition de la commedia dell’arte

Data di pubblicazione su web 15/11/2006
Francesco Andreini ritratto da Domenico Fetti, Leningrado, Ermitage
Pubblichiamo la traduzione francese a cura di Marco Consolini e Didier Plassard - edita nell'ultimo numero della rivista «Théâtre s en Bretagne» - del saggio di Siro Ferrone Il metodo compositivo della Commedia dell'Arte.


Préambule

Lorsqu’on parle de commedia dell’arte un préambule est toujours nécessaire. Il faut en effet délimiter les frontières de ce phénomène aussi fascinant qu’insaisissable, en réaffirmant que ce qu’on appelle commedia all’improvviso n’est pas un genre parmi d’autres, à placer aux côtés de la tragédie, de la pastorale, du drame musical, de la farce ou de la comédie littéraire. Par ailleurs, on ne peut pas réduire sa complexité en considérant simplement la commedia dell’arte comme un théâtre de professionnels: l’histoire nous enseigne que beaucoup de ses acteurs et auteurs, entre les XVIe et XVIIe siècles, ont survécu grâce à des rentes foncières, d’autres ont alterné le jeu avec des charges à la cour, d’autres encore ont pratiqué des activités artisanales, voire des professions libérales.

Pour définir la commedia dell’arte, il faut plutôt se référer aux méthodes de production de ce spectacle, dont les différents genres ne forment que l’habillage occasionnel. Le système de composition dénommé commedia dell’arte présente en effet des caractéristiques d’imperméabilité et de viscosité qui lui permettent de résister aux mutations de l’histoire, de la politique, de la pensée et de la morale. Maintenue en vigueur au moins pendant quatre siècles (du XVIe au XIXe), elle manifeste une usure décisive entre la fin du XIXe et le début du XXe, lorsque l’avènement massif de techniques de communication plus rapides, la modernisation des dispositifs, le recours aux nouvelles technologies, pour ne rien dire de l’accroissement du rôle de la parole écrite et imprimée dans la production des spectacles, ont déplacé progressivement la commedia dell’arte aux marges du système spectaculaire. Même dans cette marginalité renouvelée, sa méthode de composition a continué à résister en conservant intactes ses particularités.

Le cabinet arrive toujours en retard

On parle souvent du cabinet de l’écrivain, même s’il s’agit d’un écrivain de théâtre. Personne ne nie que, pour écrire, un bureau ou une table sont préférables aux genoux ou aux planches du plateau. Mais de cette commodité dérive souvent une erreur de perspective: le fait que le cabinet devient la mesure de toutes choses, le point de vue à partir duquel on observe tout le processus de production du spectacle. Ce dernier serait alors le résultat d’un parcours qui va du cabinet au plateau pour ensuite retourner au cabinet et se fixer ne varietur dans le texte. Les partisans les plus indulgents du cabinet admettent que, dans ce va-et-vient, le rôle du plateau peut être déterminant, mais tout cela n’advient selon eux que pour la plus grande gloire et l’efficacité du texte écrit, bénéficiaire ultime du rodage scénique: bref, du cabinet à la bibliothèque. Ses détracteurs les plus extrêmes prétendent en revanche qu’on peut se passer du cabinet, que le théâtre est fait par les acteurs qui, avec l’aide du metteur en scène, écrivent et réécrivent des textes-spectacles qui n’ont pas besoin de se déposer sur le papier.

Le problème est ainsi mal posé, au moins pour la commedia dell’arte. Le cabinet arrive de toute manière en retard, lorsque le processus de production du spectacle se trouve déjà à un stade avancé de composition. L’écriture sur papier de l’action et du dialogue, soit provisoire en vue du spectacle, soit postérieure à la vérification scénique et destinée à l’impression, est déjà un point d’arrivée. Le cabinet est la station d’arrêt d’un parcours commencé bien plus tôt. Je ne veux pas nier que les spectacles dell’arte prenaient leur départ, dans la phase de distribution des rôles, d’un manuscrit, si minime fût-il (canevas, scénario, fable ou autre). Ce que je tiens à souligner, c’est que même sur l’écritoire de la première rédaction, le manuscrit de la commedia dell’arte vient toujours après-coup: c’est le procès verbal approximatif d’une pratique qui a derrière elle une longue histoire d’habitudes liées aux biographies des différents acteurs, à la tradition des emplois, aux expériences pratiques vécues par le groupe.

En cela, la dramaturgie de la commedia dell’arte ressemble davantage à la pratique de composition des ateliers des peintres médiévaux qu’à celle des artistes modernes ou contemporains. C’est un anachronisme de croire qu’on pourrait juger cette dramaturgie selon le point de vue de Tchékhov, de Beckett ou de Grotowski. Les manuscrits de la commedia dell’arte, même publiés en bonne et due forme littéraire et éditoriale, sont avant tout des transcriptions de la tradition, des usages consignés par écrit. Un enregistrement du déjà fait plutôt qu’une imagination. Des résultats après coup, donc, et surtout ceux d’une tradition collective anonyme.

La lecture des textes donnés à imprimer par les comédiens-auteurs demande, pour être profitable, des précautions et de l’habileté. Il faut utiliser des acides capables de dissoudre les superfétations littéraires qui ont été surajoutées pour plaire aux lettrés de garde et à la mode. Les «beautés» disséminées dans le texte pour le mettre en règle vis-à-vis des normes nationales doivent être mises entre crochets, il faut amputer les prothèses qui ont été appliquées pour rendre lisible la partie indicible de la scène. Ces procédés seront facilités si la lecture de ces textes s’effectue non pas dans le silence de la chambre et du cabinet, mais à gorge déployée dans le libre espace du jeu. Au crible de la voix, beaucoup d’obscurités littéraires tomberont, d’autres seront pleinement justifiées. La difficulté dans l’étude de la Commedia dell’arte consiste souvent dans l’entrave créée par ces acides qui, s’ils sont mal utilisés, peuvent compromettre une conservation correcte des traces archéologiques de la dramaturgie gisant dans le corps de la version imprimée[1].

Le spectacle est une réponse
La commedia dell’arte constitue le cas extrême d’une dramaturgie de réponse. Ses acteurs-auteurs ne proposent pas un projet à la communauté des spectateurs présents, mais, avant même de monter sur le plateau, répondent aux attentes d’un groupe qu’ils ne connaissent pas encore. Si la vocation première de la commedia dell’arte est bien de remémorer et d’actualiser une tradition plus collective que subjective, cette deuxième attitude, projetée vers le futur, la corrige et l’intègre pour lui donner forme. L’acteur de la commedia dell’arte est donc un fidèle interprète de son passé, mimétique de son présent. Il n’est pas l’ «illustrateur» (Pirandello) d’un texte reçu directement du dramaturge, mais celui qui s’adapte, en opérant une médiation entre ces deux instances, à sa mémoire et à l’attente du spectateur: le spectacle opère un go-between incessant entre l’intuition préalable et la mise en acte qui en découle.

La construction du personnage: le cas d’Arlequin
La gestation et la conception d’Arlequin se situent entre 1577 et 1584 : sept ans de négociation entre le comédien Tristano Martinelli (Mantoue, 1557-1630) et ses spectateurs, depuis Mantoue, Lyon, jusqu’à l’Hôtel de Bourgogne, le Palais Bourbon et la Foire Saint-Germain [2].

Aux yeux d’Henri III et de Catherine de Médicis, le spectacle est un medium politique: un prolongement des pouvoirs thaumaturgiques que la tradition médiévale attribuait aux souverains pour rétablir la paix et l’harmonie, pour vaincre l’irrationalité des passions et restaurer la raison, dans un règne ravagé par les luttes de religion et la stérilité de la couronne. Les bien-pensants, catholiques et huguenots, déplorent les gaspillages d’argent qu’entraînent ces fêtes prodigieuses. Par le biais de la rhétorique spectaculaire (un syncrétisme de cérémonialisme français et de culture théâtrale italienne, de foi chrétienne et de philosophie néo-platonicienne), la monarchie négocie son avenir avec les astres. Mais la signification symbolique et rituelle des spectacles échappe au peuple ainsi qu’aux bigots des deux partis, et n’intéresse guère ceux qui se préoccupent d’abattre la dynastie régnante. La négociation avec le destin devient un commerce avec le Diable. Les prêcheurs catholiques accusent Henri III d’être un amateur de magie et de sorcellerie, un adorateur du démon, un pratiquant de rituels (les fêtes de la Cour) où les personnages des pastorales ne sont rien d’autre que des incarnations de Satan.

Parmi toutes les amulettes de la Cour, les troupes italiennes sont une cible facile: des putains, des proxénètes, des sorciers. La querelle politique sur le diable et sur l’enfer, amorcée par les fêtes de Catherine de Médicis, trouve un appât plus efficace dans le corps vulgaire des acteurs. Il faut toutefois observer que ces diffamations envieuses produisent justement, comme il arrive souvent, désir et curiosité chez ceux qui n’y ont pas songé. On doit aussi considérer que les applaudissements et les gratifications somptueuses que reçoivent les comédiens dell’arte peuvent laisser quelques doutes concernant les punitions qui, au moins ici-bas, frappent les complices du diable et de l’enfer.

Dans ce climat de méfiance et d’hostilité, les deux frères Martinelli, Tristano et Drusiano, arrivent à Paris probablement vers la fin de 1584. Au lieu de se plier aux événements, avec un opportunisme que justifieraient les signes belliqueux et la peur qui se manifestent autour d’eux, ils choisissent une ligne de défense plutôt agressive. Contrairement à d’autres acteurs (les Confidenti, par exemple, qui ont commencé à publier des comédies littérairement correctes et moralement indiscutables), ils décident de tirer profit du scandale pour asseoir leur succès, en assumant jusqu’aux conséquences les plus extrêmes l’image (actrices prostituées, acteurs diaboliques) dont leurs détracteurs les ont affublés.

Les compères de Mantoue ont assimilé, au cours de leurs voyages précédents, quelques règles générales. Ils ont compris que nos adversaires nous combattent à cause de nos qualités les plus précieuses, ce qui peut aider à mieux comprendre celles-ci et à les approfondir : c’est le cas de l’exhibition de la féminité et du sexe, démonisée par les moralistes mais convoitée par le grand public – et, par conséquent, exaltée chez le personnage d’Angelica, la belle-sœur de Tristano. Ou bien des coutumes italiennes (les costumes ainsi que les mœurs [3]) marquées par l’outrance festive, les modes paysans, l’arrogance corporelle. Ou encore de l’attrait que le voyage peut exercer auprès de spectateurs sédentaires, aux yeux desquels l’étranger apparaît comme l’intermédiaire avec l’«ailleurs», source de fascination et de peur. La règle la plus générale que les frères ont apprise est que les désirs des spectateurs s’expriment aussi par le biais de la peur ; le contrôle et la savante administration de cette émotion peuvent garantir l’exploitation, même lucrative, de leurs pulsions et de celles d’autrui. Les deux frères ne sont pas des théoriciens, mais, d’instinct, ils appliquent ces règles de manière strictement empirique et artisanale. Ils inventent donc le personnage d’Arlequin, capable d’imposer son mythe puisqu’il permet d’établir, avec les spectateurs étrangers, un rapport contrôlé de peur et complicité.

Les fêtes de Catherine de Médicis et les spectacles des Italiens sont des diableries? Les comédiens des diables tentateurs? Le théâtre est le vestibule de l’Enfer, une magie noire évoquant des ombres obscènes? Eh bien, cet enfer, cette magie et ce diable, les Martinelli décident de les offrir exactement comme on les attend, voire de façon plus attrayante et plus directe encore. Tristano et Drusiano n’ont rien à inventer, il leur suffit de réélaborer un fragment de la tradition. La représentation du «voyage dans l’au-delà» fait en effet partie du répertoire le plus rodé des comédiens italiens et, avant eux, des bouffons.

Tristano prend même la décision de se proclamer roi des diables. Pour cela il doit construire un diable à la manière des Français, pour aller au-devant de leurs désirs et de leur peur, mais aussi à sa propre manière, afin de le doter d’attraits qu’un diable simplement français ne pourrait exhiber. Pour se glisser dans ce personnage, Tristano n’a qu’à jouer ce qui a toujours été sa condition, le voyageur. Il lui faut seulement se transformer de pèlerin transalpin en messager de l’au-delà. La tradition folklorique française, habilement attisée, permet d’attribuer une aura magique à une donnée matérielle plutôt banale.

Le choix du langage suit la même stratégie du mystère, choix obligé à vrai dire à cause de la nécessité de se faire comprendre par le petit peuple. Les princes italiens ou étrangers se délectent habituellement de la vulgarité bestiale avec laquelle s’expriment les zanni, en utilisant le plus souvent, d’une voix de ventre gouvernée par le diaphragme, la langue incompréhensible et gutturale des montagnards de Bergame. D’autres utilisent des combinaisons librement agencées de différents dialectes. Tristano et Drusiano se distinguent en adoptant leur idiome de naissance, le mantouan: une langue qui dispose déjà d’un spectre varié de nuances empruntées aux dialectes voisins, et qui sur scène peut s’enrichir de mots latins, français, espagnols, donnant lieu à des cacophonies, des allitérations, des onomatopées – une agglomération de phonèmes plutôt qu’un tissu syntaxique, plus propre à exprimer des paralogismes et des déraisonnements qu’à communiquer des contenus. Là aussi, Tristano et Drusiano se masquent aux oreilles de leurs auditeurs, en évoquant d’autres habitudes propres des cultures de langues romanes: les charivaris, les folies carnavalesques et les rituels du «roi des sots».

Même une langue dénaturée est un instrument de pouvoir et conspire à faire de Tristano un excellent candidat au trône de roi (des diables, des fous ou des revenants, peu importe). Toutefois le théâtre, contrairement à la littérature, ne se suffit pas du papier pour qu’un tel titre, doté de pouvoirs surnaturels, soit reconnu. Bien d’autres épreuves sont nécessaires, même pour les spectateurs les plus naïfs: une démonstration concrète de la nature exceptionnelle de l’homme-diable.

Tristano développe ses dons naturels: l’élasticité des poses athlétiques, une plasticité non plus gênée comiquement par le vêtement, mais au contraire facilitée par ce dernier. Il cherche une sorte de tenue adhérente qui révèle les mouvements des muscles, la tension des nerfs, la torsion des articulations, le profil du dos. Il accentue aussi les couleurs de ses hardes et les multiplie, en hommage aux jongleurs de la tradition française.

Fabriqué sur commande de ses détracteurs, Arlequin se présente non seulement comme l’acteur le plus important de la communauté théâtrale italienne à Paris, mais aussi comme le symbole même du mécénat royal. Celui qui (catholique ou huguenot), sans attaquer explicitement la couronne, veut dénoncer les fastes de la Cour, le mécénat pour les artistes italiens et la nécromancie latente dans les mascarades royales, trouve en Arlequin un parfait bouc émissaire. Mais le public peut aussi identifier en lui le symbole fascinant de la diversité, l’incarnation d’un mythe.

La naissance du personnage d’Arlequin, toutefois, ne s’explique pas seulement en tant que réponse à cette demande. D’autres sollicitations lui parviennent de la chronique satirique quotidienne ou des affrontements opposant catholiques, huguenots et ligueurs. Deux petits livres de 1585 [4] conservent les traces de la contamination politique du personnage: Histoire plaisante des Faicts et Gestes de Harlequin Commedien Italien; contenant ses songes et visions, sa descente aux enfers pour en tirer la Mère Cardine, comment et avec quels hazards il en eschappa apres y avoir trompé le Roy d’iceluy, Cerberus et tous les autres Diables, et Response di gestes d’Arlequin au poète, fils de Madame Cardine, en Langue Arlequine, en façon de prologue, par Luy Mesme: de sa descente aux Enfers et du retour d’iceluy. Dans la dramaturgie d’Arlequin, les références à l’actualité et les improvisations sont préférées au corps principal du spectacle, qui devient un prétexte presque toujours submergé par les variations. Si l’obscénité et les diableries acrobatiques suscitent le scandale et le succès autour des Italiens, les allusions politiques, opportunément cryptées mais lisibles, jouent le rôle d’un supplément publicitaire. Les acteurs, dans ce climat où prévalent les humeurs de la rue, peuvent faire fonction de porte-parole involontaire de manifestes et d’attaques idéologiques.

Dans le courant de cette même année 1585, paraît une brochure où Arlequin, son collègue Agnan Sarat et les bouffons d’Henri III, Chicot et Sibilot, sont convoqués en tant que doubles satiriques de personnages politiques contemporains: Arrest prononcé en chausses rouges par maistre Harlequin, président en la cour matagonesque des archifols, sur le differend meu entre messieurs Chicot et Sibilot, et l’intervention de maistre Pierre du Faur L’Evesque; derrière les bouffons se cachent le roi de Navarre et le duc de Guise, maistre Pierre Du Faur désignant le cardinal de Bourbon. Quelques années plus tard ce phénomène deviendra encore plus habituel. En 1592 un ligueur breton comparera certains partisans du roi à Pantalon, Zanni, Arlequin, Orazio et Isabella; en 1595 paraîtra en français et en anglais un curieux pamphlet titré Astrologie nouvelle recréative et plaisante du seigneur Harlequin astrologue roial reformateur du siècle ligueur […]; en 1598 une chanson ligueuse attribuera à Henri IV le visage d’un Arlequin barbu.

Les deux premières brochures documentent une polémique violente qui éclate entre l’acteur italien et un collègue parisien non identifié. La première (l’Histoire) est attribuée à ce dernier, la deuxième (la Response) contient la réplique de Martinelli. Notre attention y est attirée par quelques insertions malicieuses. Dans la deuxième brochure, lorsque Arlequin doit faire la liste de ses représailles contre le fils de Madame Cardine qui a dit du mal de lui, il précise que ses vengeances seront bien meilleures que celle des Espagnols contre les révoltés des Flandres: allusion ambiguë aux tensions internationales, sans prise de parti pour l’un ou l’autre camp, comme était en train de le faire la diplomatie française. Et quand, dans l’Histoire comme dans la Response, apparaît l’adjectif «joyeux» ou l’adverbe «joyeusement» couplé au masque italien, on croit entendre une autre allusion, sarcastique ou bien défensive, aux rapports des acteurs italiens avec leur principal imprésario de l’époque, le duc de Joyeuse.

Même la référence à la Mère Cardine est peut-être moins anodine qu’il n’y paraît. À cette figure d’entremetteuse rendue célèbre par la légende populaire, des polémistes ont eu recours au moins deux autres fois pour lancer leurs attaques morales et satiriques, en 1570 et en 1583. Quelle allégorie peut bien se cacher derrière cette Mère burlesque, cette prétendue Reine de l’Enfer, sinon celle, politique et infamante, qui vise Catherine de Médicis, reine mère et architecte de la plus entreprenante et discutée campagne de mariages diplomatiques jamais vue en Europe ? Entendre le nom de Cardine ou celui de Catherine, dans les bruyantes bouffonneries de rue, ne doit pas faire une grande différence. Arlequin peut vraiment être vu comme le Grand Officier de l’entremetteuse d’état, l’emblématique «Grand Courier du petit Cupidon». Dans ce cas, l’auteur de l’Histoire utilise l’imaginaire satirique de la grande politique pour grossir la diffamation de l’adversaire italien et son ambition à apparaître comme un roi de la scène. L’on offre ainsi à l’entreprise de Drusiano Martinelli & Cie un nouveau trait de caractère qui va «compléter» de manière presque définitive le personnage.

L’emploi est mobile
Malgré son originalité, le personnage d’Arlequin n’a donc rien de subjectif, sa création est le fruit d’un jeu combinatoire rendu possible par son insertion dans le mansionario, l’ensemble des emplois de chaque compagnie. Sans cette attribution de compétences (en résumant: il doit être acrobate, un peu bête, davantage capable d’agir que de parler, étranger à la structure dialoguée, il lui faut établir un rapport d’entente émotive avec le public français qui ne comprend pas les longues tirades des amoureux), il n’aurait jamais pu se faire reconnaître et apprécier en tant que personnage. Les emplois constituent un système préexistant à la création définitive des personnages, et qui permet d’organiser la dramaturgie en fournissant aux acteurs les coordonnées à l’intérieur desquelles diriger l’interprétation d’un personnage dans le texte qui leur a été assigné. La dramaturgie de la commedia dell’arte ne peut donc pas faire abstraction de l’organisation des troupes par rôles et emplois. Le travail des acteurs se fonde sur cette structure traditionnelle et est en partie indépendant du texte écrit. Il s’agit d’un autre aspect qui confirme la nature essentiellement «conservatrice» de la production théâtrale de la commedia dell’arte.

Mais la fidèle observation des emplois n’est que le premier élément d’une structure dynamique duale. En effet, ce n’est pas l’application mécanique de leur fonctionnement qui génère, à elle seule, la vitalité de la commedia dell’arte. Est également nécessaire un principe opposé, de transgression et de trahison: la dramaturgie a besoin, pour maintenir sa vitalité, de mettre le système des emplois en contradiction permanente avec lui-même, par la confrontation avec les modèles expressifs proposés par des acteurs de nouvelle génération. À des moments historiques déterminés, quand la transformation des comportements éthiques et sociaux se fait plus importante, cette confrontation devient plus aiguë. Et dans ces cas, lorsque ces acteurs acceptent de mesurer leurs individualités avec les formes vides que le système des emplois leur offre, sans toutefois bouleverser le legs de la tradition, se produisent de nouvelles énergies jusqu’alors impensables. Le spectacle – plus ou moins enregistré dans les pages écrites – consiste exactement en la mise en action d’une double métamorphose: des acteurs et des actrices qui passent d’un emploi habituel à un nouveau, des personnages qui laissent tomber leurs vêtements traditionnels et en révèlent de nouveaux. C’est à ces époques qu’émerge, plus nettement visible, une forte tension méta-théâtrale. Le public est généralement conquis par cette double «révélation». L’écrivain qui sait l’anticiper (ou tout simplement la transcrire) dans le texte écrit est souvent en mesure d’en tirer des avantages artistiques considérables.

Carlo Goldoni a laissé derrière lui un répertoire dramatique très étendu, qui montre la validité de cette considération. Au terme de son œuvre «réformatrice», en 1759, il produit une comédie qui dans son titre même fait référence à l’un des emplois charnières de la commedia dell’arte: Les Amoureux. Une lecture rapide de ce texte permet d’expliquer le mécanisme fondamental de composition qui nous intéresse.

La transformation du personnage: le cas de Brighella
Cette comédie campe le personnage de l’oncle Fabrizio, vieillard «paumé» et misérable mais bien décidé à paraître riche et puissant, aux prises avec une nièce à marier mais sans dot. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer selon l’optique du mansionario traditionnel, qui demanderait l’attribution de ce personnage à un interprète spécialisé dans l’emploi du «vieillard», un premier zanni, c’est-à-dire un Brighella, est appelé pour incarner cette figure. Dans la troupe du théâtre San Luca de Venise, cette fonction est assurée par le bolognais Antonio Martelli. Antonio Piazza, dans le roman qui lui a donné une certaine notoriété, Le Théâtre ou Faits d’une vénitienne, le décrit comme «un bolognais qui a un grand nez», accompagné d’un franc succès populaire : «Les gondoliers de mon pays ont toujours affirmé avec leurs mains calleuses que ce Brighella est un grand homme». Il est évident que le succès des Amoureux, au moins pour les premières représentations, profite de la présence de ce vaillant interprète, et que Goldoni a exploité au mieux sa grossière attirance.

Le recours à ce comédien, toutefois, n’est pas un expédient de caractère purement publicitaire. Selon une méthode dramaturgique déjà expérimentée, Goldoni sait interpeller l’acteur plus finement et profondément, en transférant une partie des traits saillants de son répertoire habituel et typique de Brighella dans le nouvel emploi [5]. La trace nous en est fournie par le lazzi du fricandeau. Ici, la référence au célèbre plat français marque une de ces séquences qui appartiennent par tradition au répertoire de Brighella, souvent cuisinier aussi fantastique et luxuriant que farfelu et délirant, comme le montre le menu élaboré dans Le Valet de deux maîtres:

BRIGHELLA: Pour le premier service, une bonne soupe, une belle friture, un beau bouilli et un fricandeau.
TRUFFALDIN: Les trois premiers plats, je les connais, mais le quatrième, je ne sais pas ce que c’est.
BRIGHELLA: C’est un plat à la française, une sorte de ragoût, quelque chose de succulent.
TRUFFALDIN: Très bien, d’accord pour le premier service. Et le second?
BRIGHELLA: Le second? Le rôti, une salade, un pâté en croûte et un “poudingue”.
TRUFFALDIN: Cette fois aussi, il y a un plat que je ne connais pas. Qu’est-ce exactement que ce “boudingue”?
BRIGHELLA Un poudingue, pas un boudingue! C’est un plat à l’anglaise: du nanan [6].

Une litanie semblable est proposée par Brighella-Fabrizio à Succianespole pour ébaucher une probable improvisation, dans laquelle le fricandeau réapparaît comme un véritable «outil du métier»:

FABRIZIO: Tu sais faire la timbale de macaroni?
SUCCIANESPOLE: Oui m’sieur.
FABRIZIO: Le fricandeau à la française?
SUCCIANESPOLE: Oui m’sieur.
FABRIZIO: Un potage aux fines herbes?
SUCCIANESPOLE: Oui m’sieur.
FABRIZIO: Avec les boulettes de viande?
SUCCIANESPOLE: Oui m’sieur.
FABRIZIO: Et avec les morceaux de foie rôtis à la broche?
SUCCIANESPOLE: Oui m’sieur [7].

Il s’agit d’une aria da baule (une sorte de refrain typique du bagage technique de l’acteur ou du chanteur d’opéra) qui revient avec plusieurs variations:

FABRIZIO: […] Montre-moi ce chapon. Regardez. A-t-on jamais vu, depuis que le monde est monde, un chapon semblable? Montre-moi le morceau de génisse. Hein? Qu’est-ce que vous en dites ? C’est à croquer, n’est-ce pas? Unique en son genre, non? C’est que, dans cette ville, il n’y a personne qui puisse se procurer une telle viande. Monsieur Rodolphe, cette génisse c’est du nanan, une vraie douceur. […] Voyez ces ris de veau ! Regardez-moi ça! Ça c’est un plat! Un vrai régal! Vous devez en manger, vous aussi. […] Ah! Et ces pigeons? Avez-vous jamais vu des pigeons pareils? Jamais, monsieur, jamais de la vie. Ces pigeons-là, on me les réserve pour moi seul. Et vous allez goûter la sauce que je vais faire. Moi, moi, de mes propres mains [...] [8].

En d’autres termes, avant d’être l’oncle et tuteur d’Eugenia et Flaminia, pour Goldoni, ses acteurs et son public, Fabrizio est l’énième Brighella cuisinier fanfaron. La langue de la cuisine est le moyen avec lequel il communique son besoin de se sentir vivant et aimé dans un monde qui le considère en réalité inutile, jusqu’à l’éclatante apparition «avec un tablier de cuisine» en ouverture de la scène 9 de l’acte II, pour voler l’attention du public et la réplique à Flaminia: «Flaminia ! […] Est-ce que vous savez, vous, où se trouve le sucre? […] Je veux faire un plat à l’aigre-doux pour mon maître». Et même les autres tirades vantardes sur la collection de tableaux, sur les mérites de Ridolfo, sur la noblesse du Comte d’Otricoli, sur la culture de Fulgenzio, sur les vertus des nièces et de Succianespole, ne sont que la transposition du schéma énumératif du menu, toujours déclamé avec l’entrain de l’hôtelier-bonimenteur, ce qu’avait l’habitude de faire n’importe quel acteur spécialisé dans le rôle de Brighella. Nous pouvons donc l’imaginer tel un vendeur bruyant dans ces morceaux de bravoure:

Il n’y a pas, voyez-vous, il n’y a pas dans le monde entier, une jeune personne comme elle. Sa façon de danser a laissé stupéfaits les plus grands danseurs. Et puis elle chante avec grâce: dès qu’on l’entend, on se pâme. Pour ce qui est de parler, depuis que le monde est monde, elle n’a jamais eu sa pareille. (I, 6)

[...] ces quatre tableaux extraordinaires de Van Dick, ces deux cènes tout à fait singulières du Veronèse, cette merveille du Guerchin, cette aurore inimitable de Michel-Ange Buonarotti, cet inestimable clair de lune du Corrège. Des trésors, monsieur le Comte, des trésors. (I, 6)

Ma nièce a bien des mérites et la fortune lui a accordé comme époux le roi des honnêtes gens, le meilleur jeune homme du monde, le plus sage, le plus savant, le plus noble citoyen de Milan (III, 15) [9].

Martelli, avec la complicité de Goldoni, joue donc au transformisme et charge de caractères multiformes (collectionneur maniaque comme un Pantalon antiquaire, père noble, maître éclairé, expert en droit) son masque de base. Ce comédien jouit d’une renommée populaire auprès de ses contemporains, et pas seulement à cause de son habileté dans le rôle de Brighella; il est apprécié aussi pour la ductilité qui lui permet de se glisser dans la peau de personnages très différents (pour «certains caractères chargés», écrit Bartoli [10]) qui le font apprécier en tant qu’« excellent caratterista [11]», ce qui anticipe de quelque temps l’évolution des types comiques qui marquera la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en Italie ou ailleurs. Dans cette instabilité mimétique, il y a les germes d’une transformation de l’emploi que Goldoni sait deviner avec un instinct immédiat.

En suivant les indications d’une première ébauche manuscrite fournie par Goldoni, Antonio Martelli modèle le jeu de zanni sur des repères partiellement étrangers à la tradition du masque. Le succès du personnage naît de l’exhibition de cette double nature grâce à l’habileté du comédien: c’est à la fois le représentant reconnu de la routine dell’arte et un caratterista désinvolte ou expérimental.

Goldoni d’ailleurs ne fait que reproduire avec Martelli une méthode de travail qui a déjà donné d’excellents résultats en s’appliquant à l’emploi de soubrette. Dans ce cas aussi, la mobilité mimétique des interprètes a permis d’exploiter pleinement, dans quelques situations exceptionnelles, le mécanisme des pièces de transformation [12], des comédies dans lesquelles les jeunes actrices les plus douées, à l’intérieur de situations schématiques, typiques du théâtre dell’arte, s’adonnent librement à des mutations de rôles aussi invraisemblables que séduisantes. Partant des capacités de transformation et de l’éclectisme mimétique de ces comédiennes souvent grossières, Goldoni a su – grâce à la collaboration des plus talentueuses et ambitieuses d’entre elles – conduire leur transformation de soubrettes en prime donne au moyen de manuscrits où l’émancipation sociale du personnage écrit oblige le «rôle en action» à évoluer. De cette manière, le talent de transformation est poussé à dépasser les limites des emplois conventionnels, pour s’engager dans l’imitation de caractères inédits.

Nous sommes probablement face à une loi universelle de la dramaturgie dell’arte. Lorsqu’un acteur «glisse» d’un emploi habituel vers un autre inédit, la métamorphose scénique provoque surprise, égarement, curiosité chez le spectateur, tout comme chez l’acteur en train d’improviser, chez qui se vérifie un sursaut d’énergies créatives, un déclenchement d’imagination qui lui fait oublier les «trouvailles» rodées et en inventer de nouvelles. C’est peut-être dans cette recherche que réside le point de rencontre entre le comédien et l’écrivain de théâtre qui veut réformer le répertoire de son temps. On a besoin pour cela, évidemment, de talents éclectiques, d’acteurs non attachés à leur mansionario, doués de grandes capacités d’adaptation. Probablement l’habileté de Goldoni est-elle, en dernière analyse, de choisir et d’encourager les acteurs capables d’extraire du bagage des leurs propres masques toutes les variantes qui peuvent donner vie, à travers des combinaisons inédites, à des caractères nouveaux, plus proches de la réalité suggérée par le monde et proposée par l’auteur dans son manuscrit.

La tâche d’élaborer un nouveau caractère à partir des emplois sclérosés par la tradition incombe toujours à des comédiens situés au bas de la hiérarchie de la troupe et conduit à des métamorphoses surprenantes: des soubrettes (Raffi Marliani) transformées en cours d’œuvre en amoureuses, des zanni (Martelli) caractérisés comme des vieillards et des pères nobles. Voici l’un des secrets du succès de Goldoni. Un secret qui a eu d’illustres précédents (Giovan Battista Andreini et Niccolò Barbieri l’ont adopté avec profit dans les comédies qui marquèrent l’affirmation de la troisième génération de comédiens dell’arte au début du XVIIe siècle) et qui connaîtra un heureux futur, au point de conclusion le plus extrême de la parabole de la commedia dell’arte, lorsque Pirandello construira justement l’intrigue de ses drames sur le motif du changement d’emploi des personnages.

Traduit de l’italien par Marco Consolini et Didier Plassard [13].



[1] Dans mon livre Attori mercanti corsari (Turin, Einaudi, 1993), j’ai essayé d’appliquer aux textes de Giovan Battista Andreini un choix de ces acides pour exposer quelques-unes des techniques d’écriture de ce grand auteur-acteur.

[2] Voir, pour plus de détails, Siro Ferrone, Arlecchino. Vita e avventure di Tristano Martinelli attore, Bari, Laterza, 2006 [NdT].

[3] Le mot costumi, en italien, garde une double signification: à la fois «costumes» et «coutumes» [NdT].

[4] Réimprimés par Delia Gabelli dans Arlecchino a Parigi. Dall’inferno alla corte del Re Sole, 2 vol., Roma, Bulzoni, 1993.

[5] Voir à ce propos Carlo Goldoni, Gl’innamorati, édition critique dirigée par Siro Ferrone, Padova, Marsilio, 2002 [NdT].

[6] Carlo Goldoni, Le Valet de deux maîtres (II, 12), in Théâtre Complet, traduit par Michel Arnaud, Paris, Gallimard, 1972, p. 49.

[7] Carlo Goldoni, Les Amoureux (I, 7), traduit par Norbert Jonard, Paris, Flammarion, 2001, pp. 253-255.

[8] Ibid., II, 2, pp. 278-280.

[9] Ibid., II, 2, pp. 247, 249, 361.

[10] Op. cit., p. 31.

[11] Le caratterista est, dans la tradition italienne, un acteur spécialisé dans des rôles secondaires qui, grâce à des caractères extérieurs particulièrement marqués (le plus souvent, mais pas exclusivement, dans le registre comique), a le pouvoir de sortir de sa subalternité et de voler parfois la scène aux personnages principaux[NdT].

[12] En français dans le texte [NdT].

[13] Les contraintes éditoriales nous ont conduits à abréger légèrement cet article; le lecteur en trouvera le texte complet, en version originale, sur le site Internet http://www.drammaturgia.it.



















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